Wednesday, May 03, 2017

Vocabulaire de la corruption en zarma, en wolof, et en bambara

Quels sont les mots et les expressions utilisés dans les langues africaines pour parler de la corruption - un phénomène complexe qui malheureusement fait partie de la vie quotidienne dans trop de pays en Afrique ? Connaître les termes employés pour parler d'un sujet dans un milieu, et les sens étymologique et culturel de ces termes, favorise la compréhension plus profond et plus nuancé de ce sujet.

Je propose donc une petite esquisse sur le vocabulaire de la corruption dans trois langues africaines - le zarma du Niger, le wolof du Sénégal, et le bambara du Mali - ainsi que le français. L'objet de cet effort est d'avancer un petit peu la considération de la corruption en Afrique de l'Ouest du point de vue des langues et cultures de la région.

On prend comme point de départ, un article par Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan intitulé « Sémiologie populaire de la corruption »,1 dans lequel les auteurs ont cité des mots et des expressions en langues wolof et zarma. J'ai extrait ces termes de l'article avec leurs sens en français, et les ont mis en format tableaux pour faciliter la *. Et puis j'ai ajouté une colonne pour le bambara, où j'ai inséré quelques équivalents dans cette langue.

Comment dire « corruption » en ... ?


La première question est comment dire « corruption » dans les langues zarma, wolof, et bambara, et bien dans d'autres langues africaines. Il y a bien sur des mots, mais en regardant de plus proche, on voit que ce n'est toujours pas question de simple équivalence des sens.

En principe, on peut dire n'importe quoi dans n'importe quelle langue, mais les contenus culturels des expressions et les étymologies des mots utilisés comportent souvent des sens assez différents. Alors, tandis que le mot ger en wolof, et le mot rashawa en haoussa emprunté de l'arabe رشوة  (tous ces deux rapportés par Blundo et Olivier de Sardan), semblent se rapprocher au sens de corruption en français, ce n'est pas le cas avec yuruguyurugu en bambara. Selon Jean-Louis Sagot-Duvauroux dans son article « Le système des arrangements : Esquisse d’analyse sur la corruption en Afrique », le mot corruption « signifie d’abord pourrissement », mais:
En bamanan, la langue la plus parlée du Mali, le terme employé en place du mot français « corruption » est yuruguyurugu. Ce vocable si expressif n’indique pas un pourrissement, mais les détours du deal en question : arrangements douteux, magouille, business
Quelles sont les implications (s'il y en a) quand une action est plutôt « douteuse » que « pourrie » ? Si, comme l'a suggéré l'écrivaine et politicienne Ghanéenne Elizabeth Ohene,2 la corruption est moins odieux comme sujet que le vol, où est-ce qu'on va situer un concept comme yuruguyurugu ? Je ne rentrerai pas dans les profondeurs de cette question ici, mais je noterais que yuruguyurugu semble se rapprocher au « complexe de la corruption » dont a écrit Olivier de Sardan ailleurs3 :
... toute un ensemble de pratiques illicites, techniquement distinctes de la corruption, mais qui ont toutes en commun avec la corruption d’être associées à des fonctions étatiques, para-étatiques ou bureaucratiques, d’être en contradiction avec l’éthique officielle du « bien public » ou du « service public », de permettre des formes illégales d’enrichissement, et d’user et d’abuser à cet effet de positions de pouvoir.
En tout cas, il serait utile, je crois, de rassembler les mots pour « la corruption » en d'autres langues africaines - en commençant avec le mot en zarma, qui nous manque ici - et de considérer les sens de ces mots et leurs implications pour le traitement de ce sujet dans la pensée populaire.

Il vaut la peine de revoir aussi les mots wolof et arabe cités en haut. Le verbe wolof ger, selon Blundo et Olivier de Sardan, veut dire « soudoyer, corrompre », et deux dictionnaires4 précise qu'il s'agit de « verser un pot-de-vin » (to bribe en anglais) ou « corrompre par des présents ». Donc il semble que ger veut décrire une pratique corrompue, et non le système plus large de pratiques et motivations.

Selon un petit exposé sur les mots arabes pour corruption, il semble que c'est un autre mot - fassad فساد - et pas rashawa, qui correspond mieux au sens de pourrissement et au concept de corruption utilisé dans le discours international sur la gouvernance et la justice. Le mot rashawa est plus précisément le don d'un pot-de-vin (peut-être comme ger en wolof ?).

Dans chacune de ces langues, il existe toute une gamme de mots qui décrivent en sens propre des aspects de la corruption et des actes corrompus. En bambara, par exemple, il existe un mot pour « corrompre » (au moins dans le lexique5) - dagun. - ainsi qu'un mot - nanbara - qui signifie « fraude, injustice », etc. Il y a même un synonyme pour yuruguyurugu : ŋanamaŋanama.

En analysant le vocabulaire plus large de la corruption - mots en sens figuré aussi bien qu'en sens propre - on peut gagner une perspective important sur la pensée, les valeurs (et conflits entre valeurs), et relations comprises par les gens dans cette phénomène complexe. C'est dans ce contexte que je fasse le petit pas de présenter les mots et expressions recueillis par Blundo et Olivier de Sardan.


Tableaux de mots



L'article « Sémiologie populaire de la corruption » (et un livre écrit par ses auteurs qui reprend son texte avec quelques petites révisions),1 comporte deux sections principales : les énoncés justificatifs, qui traite les arguments et les rationalisations pour les pratiques dénotées comme étant corrompues, et le champ sémantique, qui est décrite ainsi : 
On s’intéressera ici ... aux simples « mots » de la corruption, les expressions par lesquelles tout un chacun la dit, la décrit, la pratique.
Les mots et locutions en zarma et en wolof (avec deux en haoussa, sans l'emprunt de l'arabe déjà mentionné ci-dessus) qui sont organisés dans les tableaux ci-dessous viennent presque tous de cette deuxième section de l'article. Quelques autres mots sont tirés de la première section (il n'y en avais pas beaucoup). En plus, j'ai fait quelques changements ou additions après une comparaison avec un "working paper" des mêmes auteurs, publié en 20031 (notés avec astérisque *).

Comme indiqué au début de ce post, j'ai ajouté une quatrième colonne pour le bambara aux tableaux, après le français, le zarma, et le wolof. La mise de quelques mots bambara tirés de mon vocabulaire limité ou du dictionnaire5 ne veut pas dire que leur utilisation dans le contexte de la corruption a été vérifiée par une recherche. Ce sont là pour discussion.

Il y a sept tableaux. Les premiers six suivent les rubriques des six registres sous lesquels Blundo et Olivier de Sardan ont discuté des mots et expressions en zarma et en wolof : la manducation, la transaction, le quémandage, la sociabilité, l’extorsion, et le secret. Le septième tableau regroupe quelques mots et expressions évidemment courants dans la parole des agents corrompus.

En fin, vous aller noter dans ces tableaux assez de carrés vides. On peut certainement remplir beaucoup entre eux, mais certaines expressions particulières à une langue n'auront pas nécessairement un équivalent dans des autres langues.

(Les phrases en guillemets viennent de Blundo et Olivier de Sardan. Pour les contexts d'utilisation des mots zarma et wolof, voir leur article;1 on suppose que les mots bambara auront à peu prés le même sens dans les même situations.)

La manducation   

La corruption est fréquemment associée avec l'acte de manger.
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
manger, bouffer
ŋwa
lekk
dun
mangeoire

lekkukaay

graisser la bouche
me fisandiyan


faire passer la main au-dessus de la barbe
kabe daaruyan


sucer les restes au fond du plat

maccaat

celui qui pile ne manque pas de prélever une bouchée pour lui
bor si duru ka jaŋ gamba


bouffer la caisse 

lekk kees gi

renverser la caisse 

këpp kees gi


La transaction

« Nous considérons ici des termes et des expressions qui renvoient soit à la dimension des transactions commerciales soit à celle, proche, des phénomènes d’intermédiation et de courtage. »
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
gagner
duyan

sɔrɔ
on va voir

ñu gise

marchandage

waxaale
tɛrɛmɛ
la plume [lit. la langue] du porte-plume
kalam deene


supplément que l’on demande à un vendeur
jaara


coutume
laada


faire plaisir [l’acte de bien disposer quelqu’un]

neexal

petit cadeau intéressé


fusuku
acheter
deyyan
jënd
san
vendre
neereyan
jaay
feere
payer
banayan

sara
bénéfice
riiba

tɔnɔ
récompense

njukël

remerciement [lit. règles de l’hospitalité]

teraanga

portion, part
ba
wàll
sara, tila
où est ma part ? *
man ay baa ?
ana suma wàll ?

avoir sa part *

wàllam

fermer les yeux des douaniers *
sarandi


Fermer les yeux des douaniers * en haoussa : sumogale

Le quémandage

Les auteurs indiquent que plusieurs expressions en français africaine formées avec "prix de ..." ou "argent de ..." sont venues des expressions en langues africaines.
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
argent
nooru


prix


sɔngɔ
argent des ingrédients de la sauce
foy giney nooru


prix de sauce


na sɔngɔ
(de quoi) mouiller le riz

toyal céeb

(de quoi) couper le jeune
mee fermey
njëgu ndogu

quémander, prier
ŋwaareyan


quemandage *
ŋwaaray


quête de nourriture ou d’argent en période de disette
ceeciyan


on ne peut pas venir les mains vides
bor si kaa kambe koonu


les mains vides n’ouvrent pas une porte

loxoy neen du ubbi bunt


La sociabilité 

« Toute une série de termes d’adresse empruntés à la parenté peuvent scander la négociation corruptive ».
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
mon père
ay baaba
suma baay
n’fa
ma mère
ay ɲa
suma yaay
n’ba
mon frère
ay arma

n’balimakɛ
grand-frère

suma mag
kɔrɔkɛ
petit-frère

suma rakk
dɔgɔkɛ
ma sœur
ay wayma

n’balimamuso
mon enfant
ay ko

n’den
mon petit enfant
ay kociya

n’mɔden
mon fils
ay izo

n’denkɛ
mon esclave
ay banniya


cousinage de plaisanterie *
baaso tare, baaso taray
kal
senankunya
prendre la main
kambe-diyan


secourir
faabayan


entraide
gaakasiney
dimbalante
dama
il faut deux mains pour pouvoir se les laver l’une l’autre
kambe hinka no ga cer nyum


lorsque je te rends service, tu me dois quelque chose

fete ma fii ma fete la fii

les mains des gens du Kayor s’entrecroisent

loxoy kajoor dañuy weesaloo

ceux qui puisent ensemble s’emmêlent les cordes

ñuuy rootaando ñoy laxaso goj

(faire) patience
suurandiyan

muɲu
attraper le pied
ce diyan


il a des entrées

defa am bunt

il maîtrise des réseaux

boroom réseaux la

celui qui a une cuillère ne se brûle pas les doigts

ku am kuddu du lakk


L’extorsion

Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
voler
zeyyan
sàcc
sonya
prendre de force
komyan


duper
zambayan

lanɛgɛn
chien
hansi

wulu
hyène
koro
bukki
suruku
hypocrite
munaakifi


païen
ceferi


qui vivent des efforts d’autrui

ñaxu jambur

qui s’enrichi sur le dos des faibles

dañuy lekk allalu néew doole yi

gains impurs

ribaa

l’enfer les attend

dina ñu dem safara


Le secret

Selon Blundo et Olivier de Sardan, « plusieurs expressions connotent le secret et donc l’illégalité qui entourent la corruption ».
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
donner une petite bourrade par en dessous
nuku ganda


dessous-de-table

mbuuxum

donner discrètement

buux

pot-de-vin [lit. chose de la nuit]


surɔfɛn
fermer l’œil
moo dabuyan


s’arranger
hanseyan


le mouton de la mère de Kundum
Kundum ɲa feejo


salutation mouride

nuyoo murit

 S'arranger en haoussa : ajara.

Vocabulaire des corrompus  

Termes et locutions hors des six registres. Il s’agit de caractérisation des postes, et des qualités personnelles censées positives et négatives parmi les agents de l'état.
Français
Zarmasaani
Wolof
Bamanankan
postes juteux [lit. lieux frais]
nangu teeyey


postes juteux [lit. lieux sucrés]
nangu kan ga mansi


postes humides

post yu tooy

postes secs

post yu woow

savoir profiter

profitoo

caractère, forte personnalité, audace

dëgër fit

pas un fou, mais éveillé

doful, ku yeewu la

manque de dignité

defa ñàkk fulla

manque de personnalité

defa ñàkk faayda

antipathique

ku soxor

qui ne croit que dans le travail

gëm liggéey

qui ne s’adonne pas aux plaisanteries

amul caaxaan

négociation

waxaale

recherche de consensus

maslaa

débrouille

lijjanti



1. Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan. 2001. "Sémiologie populaire de la corruption." Politique africaine 2001/3 (N° 83): 98-114. Le texte de cet article est repris avec modifications dans un œuvre plus long par les mêmes auteurs, auquel j'ai aussi fait référence: G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan. 2003. "La corruption au quotidien en Afrique de l'Ouest. Approche socio-anthropologique comparative: Bénin, Niger et Sénégal." Institut für Ethnologie und Afrikastudien, Johannes Gutenberg-Universität. Arbeitspapiere Nr. 17
2. "Corruption simply does not carry the same odium as stealing or thievery. The word has been sanitised."
3. Jean-Pierre Olivier de Sardan. 1996. "L’économie morale de la corruption en Afrique.Politique africaine, octobre 1996 (Nn° 63): 97-116.
4. Pamela Munro and Dieynaba Gaye. 1997. Ay Baati Wolof: A Wolof Dictionary, revised ed. UCLA Occasional Papers in Linguistics, No. 19. & V.J. Guy-Grand. 1923. Dictionnaire français-volof, précédé d'un abrégé de la grammaire volofe. Mission Catholique, Dakar. (p. 138).
5. Bailleul, Charles & Davydov, Artem & Erman, Anna & Maslinksy, Kirill & Méric Jean Jacques & Vydrin, Valentin. Bamadaba : Dictionnaire électronique bambara-français, avec un index français-bambara. 2011–2017.

3 comments:

Coleman said...

Intéressant, Don! J'ai quelques questions/commentaires qui se portent surtout sur le bambara:

- Pourquoi intituler l'article vocabulaire de la "corruption"? Il me semble que pour le bambara au moins tu pourrais tout simplement dire que tu nous donnes de la vocabulaire des "transactions" presque.
- Au niveau de la "sociabilité", il me semble inutile de nous donner des termes de parenté sans aucune donnée éthnographique qui nous montre que leur emploi se manifeste régulièrement dans des actes qu'on qualifie de corruption.
- Je n'ai jamais entendu "dagun" mais je reconnais bien l'emploi de "X sɔngɔ" un peu comme l'équivalent du 'pourboire'. RFI Mandenkan emploie régulièrement "yurukuyuruku" mais surtout pour parler du trafic.

Enfin:
- Pourquoi tu as enlevé les tons des mots bambara si le lexique les donne?
- Je pense que l'emploi de l'apostrophe après le "n" syllabique n'est plus trop de rigueur selon ni les propositions et ni les pratiques orthographiques d'aujourd'hui. Tu pourrais tout simplement écrire: n fa, n ba, etc.

Hakɛto b'a la dɛ!

Don said...

I ni ce, Coleman. Quelques réponses...

L'article a été débuté comme, en effet « Vocabulaire (tiré de l'article intitulé Sémiologie populaire) de la corruption. »

C'est bien vrai que beaucoup de ces termes soient utilisés pour les transactions en générale - la corruption étant une forme de transaction (c'est plus que cela, bien sûr, mais tout dans le chaîne de décisions, relations, et actions focalise sur sa consumation dans l'échange des biens pour qqch). Pour le contexte d’utilisation de ces mots et expressions (et aussi ceux qui font allusion à une parenté), il faut voir l’article de Blundo et Olivier de Sardan. Je vais ajouter qqch dans le texte pour clarifier.

Le mot « dagun » vient de Bamadaba. Aucun de mes informants l’ont mentionné (mais ma rechereche là-dessus était occasionnelle, comme le but de mon travail était autre chose). Blundo et Olivier de Sardan ont écrit que le mot « ger » en Wolof est rarement utilisé, bien qu’il existe dans ce champ sémantique. Je me demande si c’est le même cas avec « dagun ».

En demandant comment dire corruption en bambara, on m’a dit « yuruguyurugu » (j’ai vu la prononciation variante « yurukuyuruku » dans Bamadaba). Mais j’avais l’impression que ce mot (ainsi que le synonyme « ŋanamaŋanama ») a plutôt le sens plus général de la maguoille.

En ce qui concerne les marques de tons, j’avais pris l’habitude de les omettre depuis contact avec assez des textes dans lesquelles les tons ne sont pas marqués. (Il va falloir penser à une app intelligente pour ajouter les tons.)

Merci pour le note sur l’apostrophe. Je l’ai appris comme ça, mais j’adapterai …

Hakɛ tɛ ! J’apprécie comme toujours les réactions et échange des informations.

Don

Salihou Harouna said...

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